dimanche, 05 novembre 2006
Lepénisation des esprits ?
Depuis plus d'une dizaine d'années, cette expression est employée pour désigner l'influence qu'auraient les idées de Jean-Marie Le Pen sur le débat politique français et sur l'opinion publique. Le problème est que cette analyse pêche, à mon avis, par confusion entre le diagnostic et les solutions à apporter. Je veux dire que ce n'est pas parce que une bonne partie du personnel politique français défend aujourd'hui la fermeté dans le traitement de la délinquance issue des quartiers HLM que les thèses lepénistes ont triomphé. Certains ont la mémoire courte, et oublient que, bien avant l'émergence du FN, des ministres de l'Intérieur (gaullistes ou libéraux) ont mené une politique très répressive vis-à-vis de toute forme de "désordre", qu'elle soit d'origine politique (mouvements "gauchistes") ou criminelle. D'une certaine manière, JM Le Pen n'a rien inventé quand il prône la plus grande fermeté (d'ailleurs, lors des émeutes de 2005, ce n'est pas lui qui a tenu les propos les plus extrémistes, mais celui qui essaie de récupérer son électorat...) et même le rétablissement de la peine de mort : il défend une attitude qui fut celle de bien des gouvernements il y a 30 ou 40 ans. De ce point de vue, on peut dire que JM Le Pen est "réactionnaire", et c'est ce qui attire à lui une partie de l'électorat de la droite traditionnelle, celle-ci s'étant ralliée à l'abolition de la peine de mort et à une politique pénale plus diversifiée (qui ne se contente pas de la répression) sans l'expliquer suffisamment à ses électeurs. Ainsi, quand Nicolas Sarkozy semble adopter une partie des vues de JM Le Pen, il ne fait que revenir aux sources de la droite. La question est : est-ce justifié ? C'est-à-dire : la France est-elle revenue à une situation comparable à celle qui existait autrefois, la "banlieue noire-beurre" remplaçant la "banlieue rouge" ? Cela amène une autre question : l'intégration des habitants des "banlieues rouges" dans la vie politique et sociale de la Ve République s'est-elle produite grâce à la seule répression ?
Pour avoir discuté à plusieurs reprises avec des électeurs "de base" du FN (c'est-à-dire pas des militants, qui ont, dans leur genre, la même langue de bois que les militants des autres partis), je peux dire qu'ils sont attirés par deux sortes de discours : un discours inégalitaire et un discours égalitariste. Le discours inégalitaire est celui qui fait référence à la "préférence nationale", au désir de certains Français, de faire passer "les Français d'abord" et, parmi ces Français, les Français "de souche" avant les Franco-quelque chose. On pourrait se dire que c'est là le coeur de l'idéologie lepéniste, ce qui est le plus authentiquement d'extrême droite, ce qui distingue le plus le FN des autres partis politiques. Ben, pas tout à fait. Cette "préférence nationale", qui n'a rien de légal en France, est, en réalité bel et bien appliquée, depuis des années, avant même l'émergence de Le Pen. Qu'est-ce que la fonction publique française (plus de 20% de la population active, quand même) sinon un corps important d'emplois protégés qui fut très longtemps exclusivement réservé aux Français ? Passons au privé. Ici, tout se passe dans le non-dit. Aujourd'hui, des associations pratiquent le "testing" pour mettre en lumière les discriminations à l'embauche, à la fréquentation de certains lieux publics... On aurait donc l'impression qu'aujourd'hui plus que jamais, il apparaisse à certaines personnes nécessaire de lutter contre ce qui a pris des proportions inacceptables. En réalité, ces discriminations existent depuis des lustres. Elles ont toujours frappé les étrangers ou les Français d'origine étrangère. (Mais, à notre époque, ces inégalités paraissent plus scandaleuses qu'autrefois.) Les licenciements massifs pratiqués dans l'industrie dans les années 1970-1980 ont d'abord touché les "non Gaulois". Le travail précaire concerne davantage les jeunes, surtout si ils sont non diplômés. Or, les enfants issus de l'immigration sont davantage en situation d'échec scolaire que les autres. Ils se retrouvent dans la même situation que nombre de "petits Blancs" (ouais, y a des Blancs pauvres, y en a même des millions). C'est dans cette catégorie qu'on peut trouver nombre d'électeurs du FN : être au bas de l'échelle, en concurrence avec des non Blancs, peut leur paraître intolérable. Ils peuvent donc être très sensibles à l'argument de la "préférence nationale".
D'un autre coté, la stigmatisation des descendants d'immigrés peut prendre la forme d'un discours égalitariste. Il y a le faux et le vrai. Le faux discours égalitariste est celui qui prétend que les descendants d'immigrés (voire les immigrés eux-mêmes) bénéficient de privilèges par rapport aux autres Français. C'est une vue de l'esprit (tant qu'une discrimination positive ne sera pas mise en place). En réalité, derrière ce discours, il y a le refus de la solidarité nationale : la redistribution des richesses (par le biais des impôts et prélèvements sociaux) bénéficie aux Français pauvres ; comme les descendants d'immigrés sont plus pauvres que la moyenne de la population, ils bénéficient plus de cette solidarité. Derrière un discours apparemment égalitaire se cache encore l'inégalité : le refus qu'une catégorie de Français bénéficie des mêmes droits que les autres Français. Ceci dit, chez les personnes âgées, il ne s'agit pas forcément de malhonnêteté intellectuelle. Beaucoup de Français aujourd'hui retraités, d'origine modeste, ont atteint une aisance relative sans avoir profité durant leur vie d'un Etat-providence aussi développé que ce qu'il est devenu dans les années 1970-1980. Du coup, voir certains Français bénéficier aujourd'hui de soutiens qui ne leur étaient pas accessibles il y a 40 ou 50 ans leur paraît injuste. Cela fait partie du travail des politiques d'expliquer ces différences aux citoyens .
Je vais terminer par le vrai discours égalitariste, qui séduit des électeurs venus de tous horizons. Le Pen réclame l'application, dans les quartiers HLM comme ailleurs, aux descendants d'immigrés comme aux autres Français, des mêmes lois. Or, ce n'est pas un secret, bien des délits commis par des habitants de ces quartiers (une minorité certes, mais qui fait parler d'elle) ne sont pas réprimés ni efficacement prévenus (dans d'autres circonstances, certains jeunes ne dériveraient pas vers la délinquance), pour un paquet de raisons (parmi lesquelles : l'insuffisance des services publics : enseignement, police, justice, aide sociale). Le résultat est le suivant : la plupart des Français n'entendent parler des "quartiers chauds" que lorsqu'un événement exceptionnel s'y produit. Mais, par exemple, c'est tous les jours que des centaines de voitures sont incendiées (le plus souvent pour effacer les preuves d'un délit ou pour frauder les assurances, soit). Et ce n'est que le sommet de l'iceberg. Je partage le point de vue de ceux qui disent qu'il est destructeur de ne parler de certains quartiers que comme des zones de non droit, alors que l'écrasante majorité de la population est "saine" et s'évertue à vivre normalement. Mais il faudrait que chacun prenne conscience que, si on donne l'alerte quand un nombre particulièrement élevé de véhicules sont incendiés (ou quand une tentative de meurtre est commise), cela veut dire qu'au quotidien, la vie des habitants est un enfer, pourrie par une sorte de loi de la jungle, les incivilités et les marques d'irrespect qui ne sont même plus sanctionnées.
13:55 Publié dans Politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Politique
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