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jeudi, 05 janvier 2023

Tirailleurs

   Omar Sy a coproduit le film dans lequel il interprète le rôle principal, celui d'un éleveur peul, qui s'engage dans l'armée française, en 1917, pour tenter de sauver la vie de son fils enrôlé de force dans les tirailleurs sénégalais.

   Trois thématiques s'entrecroisent : le drame familial, la reconstitution historique (de la guerre) et l'exploitation coloniale. La relation père-fils constitue peut-être ce qu'il y a de plus réussi dans le film. Ce père qui ne parle quasiment pas un mot de français est touchant dans son obstination à préserver la vie de son fils aîné, que celui-ci apparaisse faible (au début) ou bien plus fort (quand il monte en grade). Néanmoins, la mise en scène de la relation conflictuelle manque un peu de finesse... et j'ai noté au moins deux maladresses. Ainsi, rien ne nous permet de comprendre comment le lieutenant a deviné que Thierno est le fils de Bakary, alors que leur secret, bien gardé, n'a pas été éventé par les autres Africains de la troupe. Le montage lui aurait mérité d'être plus soigné : lors d'une dispute père-fils, le mouvement est haché par une coupure qui ne se justifie nullement.

   La reconstitution historique a de la gueule. Les scènes de tranchées sont très honnêtement filmées et l'image m'est apparue assez soignée. Mais l'on a déjà vu aussi bien (voire mieux) ailleurs... et, là encore, il y a quelques maladresses. Ainsi, il n'est pas plausible que lors d'une annonce faite à la troupe (au garde-à-vous), aucun gradé ne fasse remarquer au soldat Bakary qu'il n'a pas son équipement au complet (notamment son casque). Dans la foulée, son unité est dirigée vers une zone de combat. Un de ses camarades lui apporte son "barda", casque inclus. Le problème est que, lorsque Bakary rejoint son unité, il ne porte tout d'abord pas son casque sur la tête... mais, au plan suivant (se déroulant dans la foulée, à la seconde près), il est montré totalement équipé, sans qu'on l'ait vu esquisser le moindre geste pour mettre son casque ! Le pire est atteint une nuit, lorsque le père s'extrait de sa tranchée pour partir à la rescousse du fils : là encore, il n'a pas pris son casque, alors que, pas très loin de là, des coups de feu sont échangés. Le réalisateur aurait dû faire rejouer ces scènes à sa vedette, pour qu'elles gagnent en crédibilité.

   D'autres invraisemblances émaillent le scénario. Il n'est pas possible qu'un double meurtre, commis en plein camp de transit des tirailleurs, ne donne lieu à aucune enquête. Cette séquence a pour seul but de montrer comment les soldats se procurent l'argent nécessaire au financement de leur fuite, mais elle est totalement déconnectée de l'ambiance de guerre. De la même façon, plus tard, quand l'un des fuyards revient au camp, on le laisse entrer comme ça, après deux vagues mots d'explication. On est en 1917 et, à l'époque, on ne plaisante pas avec la désertion. Le soldat ne pouvait qu'être arrêté... mais cela l'aurait empêché de rejoindre la tranchée où était partie son unité.

   Enfin, l'hypothèse (séduisante en théorie) du soldat inconnu tirailleur sénégalais est hautement improbable. Quand, en 1920, les militaires chargés de recueillir les restes des neuf (puis huit) soldats sur les différents champs de bataille ont procédé à des exhumations, ils se sont d'abord assurés qu'il s'agissait de soldats français (et pas d'Allemands) et qu'ils ne soient pas identifiables individuellement (auquel cas leur dépouille aurait dû être remise à leur famille). D'après l'historien Jean-François Jagielski (qui cite l'écrivain Roland Dorgelès), à au moins deux reprises, sur le champ de bataille de Verdun, on a écarté du choix les dépouilles de soldats qui semblaient être issus des colonies.

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   De surcroît, la scène d'exhumation montrée dans le film (en deux parties, au tout début et à la fin) fait apparaître des os bien blancs, dégagés de tout muscle, chair ou graisse. Or, le soldat décédé a été enterré sur place, totalement habillé, seulement trois ans auparavant. Il me semble qu'atteindre un tel état de squelettisation nécessite plus de temps, au moins cinq ans.

   Il nous reste à aborder la thématique coloniale. Les relations entre les Français métropolitains et les Africains colonisés sont mises en scène sans trop de manichéisme. Il y a bien domination des Blancs sur les Noirs, mais aussi des Noirs sur d'autres Noirs... et la majorité des Blancs représentés ne sont pas des figures négatives. L'armée est même montrée comme un facteur de promotion sociale pour les colonisés. Le propos général n'est pas une dénonciation hargneuse, revendicative, excessive, mais le souhait de préserver un certain "vivre ensemble" tout en reconnaissant le passif de l'histoire. Du film émanent paradoxalement de la douceur et de la dignité, même si, là encore, maladresse et approximation ne sont pas absentes. Je me contenterai de citer l'exemple des comportements alimentaires. Musulmans pieux, le père et le fils sénégalais s'interdisent de consommer du porc (et de l'alcool). Or, il semble qu'on en leur serve, dans le camp de transit. Aux vertueuses âmes promptes à s'indigner de l'ignoble comportement de la République colonialiste, il faut révéler que, durant le conflit, l'armée française s'est montrée très soucieuse du respect des convictions et traditions de ses soldats issus des colonies : les Indochinois ont été destinataires de rations supplémentaires de riz (et même d'assaisonnement traditionnel), tandis que les musulmans ont pu, la plupart du temps, bénéficier de repas sans porc (et remplacer le vin par du café ou du thé). De la même manière, ils ont été autorisés à suivre le jeûne du ramadan et des salles de prière ont été aménagées à leur intention, à l'arrière des combats, les aumôniers catholiques des armées étant priés de ne pas tenter de convertir. Au niveau de l'équipement, plusieurs unités ont été autorisées à personnaliser leur coiffe ou à diversifier leur armement (avec la présence autorisée de couteaux traditionnels).

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   Bref, ce n'est pas un film déshonorant, ni puant sur le fond. Mais il contient pas mal d'approximations, alors qu'il risque d'être pris par une partie de son public comme une irréprochable œuvre d'histoire.

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