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samedi, 21 octobre 2017

Une Famille syrienne

   C'est à Beyrouth (dans le Liban voisin) qu'a été tournée cette fiction ayant pour cadre une ville syrienne touchée par la guerre. Ce pourrait être Alep, dans le nord-ouest du pays. Néanmoins, on ne saura pas à quelle communauté sont censés appartenir les héros : sont-ils chrétiens, chiites ou sunnites ? A observer le grand-père (qui manipule son chapelet musulman à côté de sa bibliothèque) et sa (belle-) fille (attentive à la pudeur mais ne portant pas le voile) on se dit qu'on a affaire à des sunnites modérés.

   C'est sans doute une famille de la bourgeoisie alépine, qui possède un grand appartement en ville. Celui-ci sert de refuge à trois générations : le grand-père, le couple (dont on ne voit que l'épouse), leurs deux filles et un fils. S'ajoutent des voisins (deux jeunes adultes et leur bébé), le fils d'amis de la famille (qui en pince pour l'une des filles de l'héroïne) et l'employée de maison.

   Cela nous donne un excellent huis-clos, tendu presque du début à la fin, où il est d'abord question de survie, mais aussi d'amour, d'honnêteté... et d'hygiène.

   L'appartement en lui-même est un personnage de l'histoire. Le principal meuble est... la porte d'entrée, barricadée comme si ses occupants étaient paranoïaques. Mais, quand on a ne serait-ce qu'un aperçu de ce qu'il se passe à l'extérieur, on trouve cette barricade encore trop fragile...

   A l'opposé, les fenêtres sont masquées par des rideaux occultants, le balcon étant protégé par une sorte de moucharabieh, le tout permettant de voir sans être vu. Situé au deuxième étage de l'immeuble, l'appartement semble relativement protégé d'une intrusion venue de la rue.

   Le début est empreint de douceur, celle d'un matin calme. On nous fait découvrir les principaux protagonistes. J'ai été particulièrement touché par le jeune couple, en particulier la femme, une blonde incarnée par Diamand Bou Abboud (la révélation du film, pour moi). Vu les vêtements qu'elle porte, il est possible qu'on veuille sous-entendre que cette arabophone est d'origine russe. Clin d'oeil du réalisateur : dans la chambre qu'elle occupe avec son compagnon et leur bébé, les spectateurs attentifs remarqueront la présence d'une affiche (en russe) célébrant le cosmonaute Youri Gagarine. Comme c'est l'une des chambres de la famille qui les accueille, on peut présumer qu'elle révèle qu'un de ses membres a été communiste ou sympathisant, du temps où le pays, gouverné par Hafez el-Assad (le père de Bachar), était dans le camp soviétique.

   C'est dire le soin qui a été apporté aux détails, dans ce petit film où l'ingéniosité compense largement la modestie des moyens.

   Mais le personnage principal est une autre femme, l'épouse du combattant qu'on ne voit jamais, la mère des deux filles et du garçon, Oum Yazan. Elle a les traits de Hiam Abbass, une formidable actrice israélienne qu'on a pu voir il y a deux ans dans Dégradé. Faute de mari à la maison, elle devient la patronne, régissant la vie des occupants, ne reconnaissant que l'autorité morale du grand-père et pourrissant, si besoin est, le quotidien des enfants et de la bonne, si elle estime que leur comportement met en danger la survie du groupe.

   C'est aussi une obsédée de la propreté, une gageure dans un contexte de pénurie d'eau. Cela nous vaut quelques moments cocasses quand il est question d'assouvir des besoins naturels. Passer derrière le grand-père n'est visiblement pas une partie de plaisir...

   Ces pointes d'humour ne doivent pas faire oublier le drame dans lequel baigne l'histoire. Un événement traumatisant, survenu au début du film, va changer le comportement de certains personnages, qui vont tenter de garder un secret. Vers la fin du deuxième tiers, un nouvel événement traumatisant, d'un autre genre, fait basculer l'intrigue et va inciter certains personnages à tenter une sortie.

   Je me garderai bien de révéler la fin, mais je peux vous dire que je suis sorti de là assez secoué.

   PS

   Le réalisateur, Philippe Van Leeuw, semble sensible à la cause des femmes. Il a, entre autres, été chef opérateur de Claire Denis sur le tournage des Bureaux de Dieu, il y a un peu moins de dix ans.

The Square

   Cela fait déjà un paquet d'années que je ne me rue plus avec gourmandise sur la palme d'or de l'année à Cannes. Le "Carré" primé en 2017 est à sens multiple. C'est bien entendu une figure géométrique qui, par certains aspects, peut exprimer la perfection ou l'égalité (moins que le cercle toutefois). C'est aussi, pour le réalisateur suédois, une allusion aux gated communities, ces quartiers fermés (urbains) qui sont apparus dans son pays après tant d'autres. Enfin, dans le film, c'est le titre d'une exposition d'art contemporain qui va susciter la polémique... et bouleverser la vie de certains personnages.

   Le héros Christian (Claes Bang, impeccable) est presque une caricature de bobo. Conservateur du musée royal, il a de l'allant : très sûr de lui, plutôt bel homme, le style savamment négligé (barbe de trois jours, chemise avec deux boutons défaits... mais costume de prix et chaussures chics), il est présenté comme un type à la fois brillant et un peu puant. Au fur et à mesure que l'intrigue évolue, ses défauts ressortent.

   Un incident qui se produit dans la rue, au début, va prendre des proportions insoupçonnées, sans doute à cause d'un pickpocket. Cela va notamment conduire Christian dans un quartier populaire, dont les habitants sont les anonymes de l'histoire (et de la vie publique en Suède, selon le réalisateur).

   Le héros nous est aussi montré en Don Juan, un dragueur en vérité assez pathétique, pour qui le sexe est une sorte de gymnastique. Mais, lors de la scène de copulation, le meilleur arrive à la fin (après son orgasme à lui... mais pas celui de sa partenaire). Je ne dirai rien ici, mais sachez que la scène prend un tour boulevardier inattendu et fort plaisant. C'est dû aussi à la composition d'Elisabeth Moss (vue récemment dans Truth, l'étonnant Outsider et High Rise). Son personnage n'est pas particulièrement gâté par le début de cette scène, mais elle est délicatement resplendissante lors de sa rencontre avec le conservateur, une scène là encore piquante, puisqu'elle voit la jeune femme questionner Christian sur des propos abscons qu'il a tenus naguère et que lui-même peine à clairement expliquer. Il y a donc de la satire dans ce film, mais à la scandinave, de manière subreptice... et "à froid". (Je fais partie de ceux qui ont particulièrement goûté les conséquences de l'action d'un homme de ménage sur l'un des "dispositifs" de l'exposition, un de ces exemples de création prétentieuse et vide.)

   Le tout est mis en scène de manière brillante. Les plans sont très bien construits. Chaque chose, chaque personne est à sa place. C'est aussi très bien éclairé. Comme le film est long (et le rythme peu soutenu), je me suis parfois amusé à rechercher des défauts dans certains plans. Franchement, tout est nickel... et c'est parfois brillant, comme ces vues de l'intérieur de l'appartement du conservateur, quand on finit par comprendre que l'on ne voit que le reflet de la scène sur une paroi vitrée... interne ! C'est d'un chic !

   Le film a donc un aspect conceptuel. Au premier degré, il dénonce l'inadéquation entre les propos généreux tenus par les bobos suédois et leur mode de vie, qui évite soigneusement tout contact avec les pauvres, voire les instrumentalise, comme dans la campagne de publicité provocatrice ou comme lorsque Christian, à la recherche de ses filles perdues dans le centre commercial, redécouvre l'existence du mendiant qu'il avait auparavant rembarré... Certains de ces bobos ont d'ailleurs mauvaise conscience, puisqu'ils répugnent à exclure d'une conférence de presse un homme atteint du syndrome Gilles de La Tourette, alors qu'il leur pourrit la vie, certes involontairement. (En poussant l'analyse très loin, on pourrait affirmer aussi que leur mauvaise conscience les pousse à accepter l'inacceptable, sorte de préfiguration de la séquence-choc ultérieure.)

   Au second degré, il me semble que le film tente d'illustrer certains des propos artistiques tenus par les personnages. Le tout début est une sorte de mise en abyme, avec cet ouvrier qui construit le carré de pavés qui va symboliser l'exposition dont il est exclu (alors que le carré est sensé être inclusif). Je pense aussi au questionnement concernant l’œuvre d'art, au surgissement incongru d'un objet (ou d'une personne, considérée comme un objet...) dans un lieu.

   C'est dans cette optique qu'il faut considérer la "performance" de l'homme-singe (incarné par Terry Notary, qui fut Alpha, dans La Planète des singes : les origines, et Rocket dans les suites, L'Affrontement et Suprématie). A la base, il s'agit d'une création artistique, en liaison avec le thème de l'exposition, puisque cet homme incongru pénètre dans le "carré VIP" des bobos invités à l'inauguration. Pour les spectateurs attentifs, c'est le signe que quelque chose de sexuel (et lié au pouvoir) va se passer, comme la dernière fois qu'on a vu un gorille à l'écran (chez Anne). Je ne vais pas aller plus loin, mais le dérapage dans le dérapage est chargé sur le plan métaphorique : c'est l'expression de la revanche des riches, face à la peur que leur a inspirée le pauvre. Mais la séquence instille le malaise, en raison de son ambiguïté : qu'est-ce que le réalisateur est réellement en train de filmer ? Peter Greenaway et le Festen de Thomas Vinterberg ne sont pas loin.

  Le film aurait dû s'arrêter là, au bout de deux heures. Malheureusement, on nous a rajouté un épilogue d'une vingtaine de minutes qui prend la forme d'un horrible prêchi-prêcha moralisateur... et d'une rédemption de l'un des personnages. C'est lourdingue et inutile. Cela n'enlève rien aux qualités qui précèdent, mais, du coup, je suis sorti de là moins enthousiaste que prévu.

11:59 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : cinéma, cinema, film, films