mercredi, 14 février 2024
La Zone d'intérêt
Grand Prix au dernier festival de Cannes (certains affirmant que c'est la vraie Palme d'or), cette fiction à caractère documentaire de Jonathan Glaser a été tournée en allemand (pour plus de réalisme, je présume). Les dialogues n'y occupent toutefois guère de place, l'essentiel du signifiant étant porté par ce que l'on voit à l'écran... et ce que l'on n'y voit pas, mais dont on devine la présence.
C'est toute la question qui se pose, quand on traite du fonctionnement du camp d'Auschwitz (qui, rappelons-le, fut un camp triple : d'abord de concentration, auquel se sont ajoutées deux annexes, une usine chimique et un centre d'extermination, Birkenau).
C'est dans ce sens je pense qu'il faut comprendre l'écran noir du début. Certaines choses sont immontrables, mais on peut quand même les évoquer avec force, grâce à la mise en scène.
Il convient donc d'être attentif aux détails, à ce qui entre au domicile de la famille de Rudolf Hœss, à ce dont on discute le plus souvent à demi-mots, à ce qu'on peut voir quand on est à la porte d'entrée ou dans le jardin.
Le reste du temps, on nous présente la vie ordinaire d'une famille traditionnelle de cadre supérieur, l'épouse s'occupant du foyer, l'époux partant au travail le matin, revenant le soir. L'épouse (tout aussi nazie que le mari) dispose de domestiques, soit des Polonaises (catholiques) du coin, soit des détenues allemandes (non juives). Toutes sont consciences de la précarité de leur situation et des petits avantages qu'il y a à travailler sous la houlette d'une maîtresse de maison, même acariâtre.
Cella-ci, interprétée par Sandra Hüller, vole presque la vedette à Christian Friedel (qui incarne Hœss). Le directeur du camp (de 1940 à 1943) gardera une partie de son mystère, tandis que le caractère de son épouse se dévoile au fur et à mesure que le film avance... et ce n'est pas à l'avantage du personnage.
Martyriser des déportés et exterminer des juifs et des Tsiganes est donc un travail comme les autres pour les cadres nazis. Ils prennent soin de célébrer l'anniversaire du patron, à l'entrée de sa maison, de l'autre côté de la rue où commence le camp. Dans son salon, Hœss reçoit des gradés et les représentants d'entreprises qui tentent d'obtenir un marché crucial : celui de la construction de nouveaux crématoires et de nouvelles chambres à gaz. On est en pleine horreur humaine, mais filmée de manière glacée, frontale, sans explication. J'ai trouvé cela brillant, mais pas facile à supporter sur le plan émotionnel.
Une séquence particulièrement signifiante est celle de la venue de la belle-mère de Hœss. Ancienne femme de ménage, elle vit comme une ascension sociale le mariage de sa fille avec un dignitaire nazi. Elle est ravie de découvrir la maison de maître (même si elle n'est pas aussi grande qu'elle se l'imaginait), la présence de domestiques (aucune n'étant juive, prend-on la peine de lui préciser)... et les petits à-côtés. Elle a appris qu'une de ses anciennes patronnes juives a été déportée au camp, sans que cela l'afflige... mais elle ne sait pas tout. Durant son bref séjour, elle va dormir dans l'une des chambres des enfants du couple Hœss. (Ils ont cinq gosses !) L'une des fenêtres donne sur le camp. De temps en temps, de la fumée sort de cheminées, au loin. Elle entend ce qui ressemble à l'arrivée de trains, des cris étouffés... La belle-mère finit par comprendre ce qu'il se passe "de l'autre côté". Je laisse à chacun(e) le plaisir de découvrir sa réaction.
Tout le film est comme cela, par petites touches glaçantes, la caméra et le hors-champ suggérant beaucoup, pour qui prend la peine d'écouter, de regarder et de réfléchir.
Certes, compte tenu de son sujet, c'est un film assez pénible (sur le fond), mais, sur la forme, c'est magistral.
P.S.
Pour mieux comprendre la psychologie de Rudolf Hœss, on peut lire son autobiographie (rééditée en collection de poche), rédigée quand il était emprisonné en Pologne, attendant d'être jugé, après guerre. En dépit des tentatives d'autojustification (énoncées sans doute pour échapper à la peine de mort), son témoignage est fort instructif, à la fois sur l'auteur et sur le milieu dans lequel il a évolué, de sa jeunesse au commandement du camp.
14:04 Publié dans Cinéma, Histoire | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : cinéma, cinema, film, films, histoire
Commentaires
Je n'ai jamais lu "Le commandant d'Auschwitz parle", mais j'ai lu à plusieurs reprises "La mort est mon métier", la "fiction' que Robert Merle en avait tiré en 1952...
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Écrit par : tadloiducine | vendredi, 16 février 2024
Je n'ai pas lu le roman de Robert Merle. En revanche, j'ai découvert l'autobiographie de Hoess il y a très longtemps. (J'en possède deux versions : une, ancienne, publiée chez Julliard et l'autre, plus récente, aux éditions La Découverte).
Comme j'avais lu "Le Commandant d'Auschwitz parle", je n'ai pas jugé utile de me plonger dans le roman de Merle. J'ai préféré le document brut.
Écrit par : Henri G. | samedi, 17 février 2024
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