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mardi, 24 octobre 2023

Anselm : le bruit du temps

   C'est à Wim Wenders que l'on doit ce documentaire consacré à l'artiste allemand Anselm Kiefer. Une partie des images a été tournée dans le gigantesque atelier de Barjac, dans le Gard, une ancienne filature où Kiefer a posé ses valises, au début des années 1990.

   Le film commence par des vues étonnantes de robes de mariée, qui semblent fixées à des mannequins sans tête. Assez vite, on se demande si cette installation (en partie en plein air) est composée de véritables robes ou bien de sculptures en plâtre imitant le tissu.

   On en sait un peu plus en pénétrant dans quelques-uns des imposants bâtiments, réaménagés à sa convenance par Kiefer, qui a toutefois laissé tels quels certains éléments, auxquels il a adapté ses créations. Wenders déploie travellings et panoramiques pour nous faire découvrir l'endroit et les déambulations du peintre. On le suit à l’œuvre, avec divers outils, de la palette au chalumeau.

   J'étais un peu dubitatif au début mais, franchement, quand on voit le résultat, on est sidéré par l'impression qu'il donne. Quand on a le nez sur le détail d'une toile en gestation, on ne voit que des tracés informes. Quand la caméra prend du recul, on a la vue d'ensemble... et c'est souvent impressionnant. (Le style est appelé néo-expressionnisme.) Notons que l'artiste s'appuie souvent sur des photographies, qu'il peut insérer dans ses œuvres, ou s'en servir comme matériau de départ, qu'il modifie à sa guise.

   Après cette démonstration, le film nous plonge dans le passé de Kiefer. Dès le début, l'insertion d'images d'archives (tournées en  1945, année de naissance du peintre) nous indique que sa jeunesse a été marquée par la pauvreté, dans une Allemagne vaincue et placée au ban des nations.

   La mémoire du nazisme fait partie intégrante de l’œuvre de celui dont le père a servi dans la Wehrmacht. C'est d'abord au philosophe Martin Heidegger (dont la compromission avec le régime hitlérien a été longtemps masquée, voire niée) qu'il règle son compte, à travers un cahier d'artiste décrivant la décomposition progressive du cerveau présumé du penseur allemand. Mais c'est une série de photographies le montrant faire le salut nazi, en des lieux naguère conquis par l'armée allemande, qui a attiré l'attention des médias et suscité la polémique. On l'a un temps soupçonné d'être un artiste inspiré par le fascisme (parce qu'il réemployait certains mythes allemands, qui avaient fait l'objet d'une récupération sous le nazisme)... mais c'était à une époque où, quand on n'était pas (au minimum) sympathisant communiste, on était accusé de tous les maux.

   Pour ces séquences anciennes, Wenders a mélangé des images d'actualité (y compris télévisuelles) à des scènes tournées avec deux acteurs. Le plus jeune d'entre eux (peut-être le propre petit-fils du cinéaste) incarne Kiefer enfant, quand il s'éveille à l'art. Un adulte (peut-être le fils du peintre) incarne l'artiste débutant, en Allemagne.

   Dès qu'il l'a pu, Kiefer s'est installé dans de grands bâtiments pour nourrir son inspiration. Cela commença par une grande maison perdue dans les bois, puis des immeubles industriels, comme une ancienne briqueterie ou la filature de La Ribaute, devenue aujourd'hui le siège d'une fondation, l'artiste ayant fini par déménager à proximité de Paris. On voit quelques images de son nouvel atelier, situé dans un ancien entrepôt de La Samaritaine.

   Le film se veut à l'image de l’œuvre, monumental et inspirant. Wim Wenders promène doucement sa caméra, permettant aux spectateurs de profiter des œuvres et d'observer le travail de Kiefer. Il convient d'être aussi attentif aux sons : bruits du quotidien, musique et chuchotements n'ont pas été insérés au hasard. Je trouve que Wenders (comme pour Le Sel de la terre) a réussi son coup.