jeudi, 14 juin 2018
Trois Visages
J'ai un faible pour le réalisateur Jafar Panahi. Quelque part entre Buster Keaton et Droopy, il réussit à mener sa barque, malgré les tracasseries des culs-bénis iraniens qu'il s'ingénie à titiller. Ces dernières années, on l'a vu à l'oeuvre dans Le Miroir et surtout dans l'excellent Taxi Téhéran.
Le film présenté cette année à Cannes (où il a reçu le prix du scénario) se situe dans cette lignée. Panahi a tourné avec une économie de moyens : un ordiphone (utilisé par la jeune femme qui appelle au secours), une mini-caméra fixée à l'avant de la voiture et une autre, plus haut-de-gamme, manipulée par un technicien (ou Panahi lui-même).
L'action se déroule loin de Téhéran (et de la police du régime des mollahs) dans le nord-ouest de l'Iran, où vit une population turcophone :
Pour un public peu attentif, cela n'a guère d'importance. Ceux qui tendent l'oreille s'apercevront que les sonorités changent selon la personne qui parle. Les villageois s'expriment majoritairement en turc, les citadins en farsi (persan). Le réalisateur est d'ailleurs originaire de cette région, berceau de sa famille.
Cela conduit les spectateurs à se poser des questions. Est-ce bien une fiction qui se déroule sous leurs yeux ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un documentaire ? Ou bien le réalisateur ne mêle-t-il pas les deux ? L'actrice principale, qui joue son propre rôle (celui d'une comédienne célèbre dans tout le pays, qu'une jeune femme a appelée au secours), se demande dans quelle galère elle s'est embarquée, d'autant plus qu'elle n'a pas la même vision des choses que Panahi. Elle en vient même à contester son expertise de la vidéo qui a été envoyée par téléphone, vexant le réalisateur, qui sort de la voiture et continue à pieds, boudeur !
C'est la première séquence qui a tout déclenché. Une jeune femme (visage n°1) se filme dans un endroit isolé et vide son sac. Elle était sur le point de réaliser son rêve (intégrer la très sélective école des Beaux-Arts de Téhéran... une sacrée performance pour une fille de paysans azéris), mais voilà que sa famille et le village se liguent contre elle, la traitant d'écervelée. On veut la forcer à se marier très vite. La séquence, filmée au téléphone, est d'un réalisme troublant.
La suite est une conversation en automobile, entre la fameuse actrice (visage n°2) et Panahi, dont la voix vient la plupart du temps du hors-champ. C'est beaucoup moins intéressant. Il convient cependant de ne pas négliger cette partie : l'image que l'on a du personnage de l'actrice va changer par la suite.
C'est en s'approchant du village où habite la jeune femme que le duo fait diverses rencontres. Il y a tout d'abord un sympathique passant, qui lui fait utiliser un étrange code, à l'aide du klaxon de l'automobile. Il y a ensuite le grand-père accueillant, dont la famille semble célébrer un événement. Puis c'est au tour d'une vieille femme qui sent sa fin approcher... et qui commence à s'habituer à sa future nouvelle demeure...
C'est à ce moment qu'on se rend compte que c'est trop bien joué pour être parfaitement naturel. Panahi et l'actrice sont accueillis comme des rois par des villageois qui croient d'abord qu'ils sont venus pour les aider à rétablir le gaz ! Dès qu'il est question de la jeune fille rebelle, les visages se ferment. Aussi bienveillants soient-ils, les villageois ont une vision traditionaliste de la société, l'étudiante en arts rejoignant l'actrice dans la catégorie des quasi-prostituées... même s'ils admirent la vedette du petit écran.
Panahi et sa complice vont passer la nuit au village. Cela nous vaut un plan magnifique de la nuit tombant sur une misérable bicoque, où s'est réfugiée une ancienne actrice, mise au rancart après la Révolution islamique. On ne verra pas ce troisième visage, juste le personnage de dos, peignant dans un pré. Le fil est ainsi remonté, de la jeune "écervelée" à l'ancêtre qui a connu l'Iran au temps du Shah, la vedette actuelle permettant de tisser les liens.
On comprend que c'est une histoire engagée, de nouveau en faveur de la liberté des femmes. Incidemment, Panahi règle quelques comptes. C'est notamment le cas dans la séquence nocturne au village. L'actrice vedette est allée au café local pour téléphoner à la production du film dont elle a quitté le tournage pour partir à la recherche de sa jeune fan. C'est le moment où réapparaît le grand-père du début. Il invite l'actrice à boire un thé. S'engage alors une discussion à la fois sociologique et surréaliste autour d'un... prépuce ! C'est subtil et délicieux... et cela débouche sur une critique du régime iranien. Le grand-père se désole que son acteur fétiche (Behrouz Vossoughi) ne soit pas accessible (il vit exilé aux Etats-Unis). Il ne comprend pas que Panahi ne puisse pas le joindre (il lui est interdit de quitter l'Iran).
D'un point de vue visuel, le début m'est apparu assez cheap. Mais, dès que la caméra embarquée dans la voiture prend le dessus, les plans prennent une tout autre ampleur. Les vues nocturnes sont superbes. J'ai aussi encore en mémoire cette plongée sur la route sinueuse, où il peut se passer tant de choses.
C'est un film superbe, foisonnant, caustique... qui aurait peut-être mérité la Palme d'or.
01:40 Publié dans Cinéma, Proche-Orient | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : cinéma, cinema, film, films
Commentaires
Pas encore vu.
Jafar règle bien leur compte aux culs bénis
J'adore.
Écrit par : Pascale | dimanche, 17 juin 2018
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